Homoparentalité: «On oublie les possibilités qui existent déjà»

Professeur de droit de la famille à l’Université de Lausanne, Philippe Meier fait une lecture critique des propositions sur l’adoption par les couples homosexuels qui doivent être débattues jeudi au Conseil national.


Le Temps: L’adoption par une personne homosexuelle est-elle actuellement totalement interdite en Suisse?

Philippe Meier: Non. Une personne homosexuelle peut adopter en tant que personne seule. L’orientation sexuelle du candidat à l’adoption n’est pas un critère. Mais cette forme d’adoption n’est admise que très restrictivement. Le législateur part de l’idée que dans toute la mesure du possible, un enfant adopté doit être accueilli par un couple. Et ce ne peut être, aujourd’hui, qu’un couple marié. Car la loi acceptée en votation populaire en 2005 empêche les couples homosexuels en partenariat enregistré d’adopter. C’est paradoxal, puisque la loi actuelle n’interdit pas à une personne homosexuelle vivant en concubinage d’adopter seule, ni de se partenariser ensuite.

– Le texte adopté par le Conseil des Etats est plus large que celui que propose la majorité de la commission du Conseil national. Quelles sont les différences déterminantes entre les deux?
– La motion acceptée par le Conseil des Etats vise à autoriser l’adoption indépendamment de l’état civil. Un couple marié, des partenaires homosexuels enregistrés, et à mon avis aussi des concubins hétéros ou homosexuels, devraient donc pouvoir adopter en couple. La commission du Conseil national est plus restrictive. Elle n’envisage que l’adoption de l’enfant du partenaire.

– Né d’une relation hétérosexuelle précédente ou conçu par insémination artificielle à l’étranger, mère porteuse, ou tout autre procédé condamné par la loi suisse?

– C’est toute l’ambiguïté. En théorie, l’adoption consiste à donner de nouveaux parents à un enfant déjà né, pas à faire naître un enfant pour l’adopter. Mais la limite est vite franchie. Soyons clairs: la version plus restrictive de la commission du Conseil national est un compromis politique. Je suis persuadé que l’une et l’autre de ces propositions, si elles devaient se concrétiser, aboutiront rapidement à une remise en cause des interdictions actuelles en matière de procréation artificielle.

– Les promoteurs de l’adoption par des personnes homosexuelles assurent que non…
– Quand le peuple a voté la loi sur le partenariat enregistré, on pensait aussi que les partenaires ne pourraient pas adopter de sitôt. Cela ne me choque pas que l’on remette ce point en discussion maintenant, car les perceptions se modifient très vite dans ce domaine. Mais il faut être conscient de la suite logique qu’aurait le changement législatif envisagé.

– Qu’adviendra-t-il du parent biologique? Sera-t-il amené à céder sa parentalité?
– Il n’y aurait pas de différence avec une autre adoption. Le consentement du ou des parents biologiques est une des conditions de l’adoption. Il ne peut en être fait abstraction que de manière restrictive, si le parent biologique est inconnu, ou qu’il ne s’est pas soucié sérieusement de l’enfant. Et bien sûr s’il est mort. On peut donc partir de l’idée que si le parent biologique existe et qu’il a des relations normales avec l’enfant, il n’y aura pas d’adoption. Quant aux adoptions internationales, il y en a aujourd’hui de moins en moins. Dans les pays concernés, des efforts ont été faits pour améliorer la prise en charge des enfants sur place. Et parmi ces pays, nombreux sont ceux qui, de toute façon, n’acceptent pas l’adoption par des couples homosexuels ou même par une personne seule.

– L’adoption de l’enfant du partenaire homosexuel ne concerne-t-elle dès lors que des cas très particuliers?
– Pas forcément, parce que la réglementation envisagée n’exclut pas l’adoption dans des cas d’insémination artificielle à l’étranger, et que ces situations se présentent probablement en nombre non négligeable. Lorsque l’enfant aura été précisément conçu en vue d’une adoption future, le parent biologique sera soit consentant – son accord faisant partie de la «transaction» globale –, soit inconnu. Il en ira de même lorsqu’un homme accepte des relations sexuelles avec une femme lesbienne dans le seul but de lui donner un enfant et de s’effacer ensuite.

– Jean Zermatten a récemment suggéré dans ce journal de ne pas se focaliser sur la revendication d’un statut juridique en amont, mais sur la réglementation des situations concrètes. Il faudrait alors prendre en compte également la situation des grands-parents ou des beaux-parents, qui peut être très proche de celle du partenaire homosexuel. Qu’en pensez-vous?
– On oublie les possibilités qui existent déjà dans la législation actuelle. Le partenaire enregistré d’un parent n’est pas du tout absent du jeu juridique. L’article 27 de la loi sur le partenariat enregistré, par exemple, oblige le partenaire à assister le parent dans ses tâches éducatives et de représentation. Il dispose d’une sorte de délégation de l’autorité parentale, comme c’est aussi le cas du beau-parent. Il doit également assister le parent de l’enfant dans son obligation d’entretien à l’égard de celui-ci. En cas de séparation, il peut se voir reconnaître un droit de visite, par la combinaison de ce même article 27 et de l’article 274a du Code civil.

En matière successorale, si l’égalité parfaite n’est pas réalisée avec la situation des couples mariés, la loi garantit malgré tout une bonne marge de manœuvre, notamment dans le cas où les parents du défunt sont en concours avec l’enfant du partenaire de celui-ci: le partenaire enregistré peut disposer par testament de 7/8es de sa succession en faveur de son compagnon ou de sa compagne et de l’enfant de celui-ci ou celle-ci. Et en cas de décès du parent de l’enfant, un tuteur devra être nommé à celui-ci par l’autorité. Ce pourra tout à fait être le partenaire enregistré survivant.

– Y a-t-il donc réellement besoin de légiférer?
– Je ne le pense pas. La législation actuelle suffit, globalement, pour prendre en compte des situations qui, cela dit, doivent trouver une solution sur le plan juridique. Peut-être faudrait-il corriger le paradoxe que j’ai mentionné concernant l’adoption par une personne seule, possible quelle que soit l’orientation sexuelle de l’adoptant, impossible dès lors que celui-ci vit en partenariat enregistré. Mais la solution passerait plutôt, à mon avis, par la suppression de l’adoption par une personne seule. Lorsque l’Etat, par une décision d’adoption, crée un lien de filiation juridique, il devrait rester aussi proche que possible de la réalité biologique, qui est nécessairement hétérosexuelle. Cette position, j’en suis conscient, va à l’encontre dela Convention du Conseil de l’Europe sur l’adoption de 2008: son article 7 oblige les Etats à accepter l’adoption par un couple hétérosexuel marié et par une personne seule; il les autorise par ailleurs expressément – sans les y obliger – à étendre le champ d’application du texte aux couples homosexuels et aux concubins. Sept Etats ont ratifié ce traité pour l’heure.La Suisse ne l’a pas signé.

– Comment évoluent les législations des autres pays européens?
– Les solutions les plus diverses coexistent: pas d’adoption par des couples homosexuels, adoption possible de l’enfant du partenaire, mêmes possibilités qu’un couple hétérosexuel.La Convention de 2008 que j’ai mentionnée est dans l’ensemble beaucoup plus libérale quela Convention de 1967 sur l’adoption. A ce jour, la jurisprudence dela Cour européenne des droits de l’homme n’impose en revanche pas aux Etats parties d’introduire le mariage des couples homosexuels, ni l’adoption par des couples homosexuels partenarisés. Il y a évidemment une part d’incertitude, mais je ne pense pas que des impulsions décisives sur ce terrain viendront des juges de Strasbourg, en tout cas à court terme. Ils ont déjà fait un pas important en 2008 en jugeant que l’orientation sexuelle ne pouvait pas comme telle faire obstacle à une adoption par une personne seule.

Denis Masmejan

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